Fragmentos de los cuadernos de notas a las Mémoires d’Hadrien, de Marguerite Yourcenar.
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Le temps ne fait rien à l’affaire. Ce m’est toujours une surprise que mes contemporains, qui croient avoir conquis et transformé l’espace, ignorent qu’on peut rétrécir à son gré la distance des siècles.
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Tout nous échappe, et tous, et nous-mêmes. La vie de mon père m’est plus inconnue que celle d’Hadrien. Ma propre existence, si j’avais à l’écrire, serait reconstituée par moi du dehors, péniblement, comme celle d’un autre ; j’aurais à m’adresser à des lettres, aux souvenirs d’autrui, pour fixer ces flottantes mémoires. Ce ne sont jamais que murs écroulés, pans d’ombre. S’arranger pour que les lacunes de nos textes, en ce qui concerne la vie d’Hadrien, coïncident avec ce qu’eussent été ses propres oublis.
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Ce qui ne signifie pas, comme on le dit trop, que la vérité historique soit toujours et en tout insaisissable. Il en va de cette vérité comme de toutes les autres : on se trompe plus ou moins.
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Les règles du jeu : tout apprendre, tout lire, s’informer de tout, et, simultanément, adapter à son but les Exercices d’Ignace de Loyola ou la méthode de l’ascète hindou qui s’épuise, des années durant, à visualiser un peu plus exactement l’image qu’il crée sous ses paupiè- res fermées. Poursuivre à travers des milliers de fiches l’actualité des faits ; tâcher de rendre leur mobilité, leur souplesse vivante, à ces visages de pierre. Lorsque deux textes, deux affirmations, deux idées s’opposent, se plaire à les concilier plutôt qu’à les annuler l’un par l’autre ; voir en eux deux facettes différentes, deux états successifs du même fait, une réalité convaincante parce qu’elle est complexe, humaine parce qu’elle est multiple. Travailler à lire un texte du II siècle avec des yeux, une âme, des sens du II siècle ; le laisser baigner dans cette eau-mère que sont les faits contemporains ; écarter s’il se peut toutes les idées, tous les sentiments accumulés par couches successives entre ces gens et nous. Se servir pourtant, mais prudemment, mais seulement à titre d’études préparatoires, des possibilités de rapprochements ou de recoupements, des perspectives nouvelles peu à peu élaborées par tant de siècles ou d’événements qui nous séparent de ce texte, de ce fait, de cet homme ; les utiliser en quelque sorte comme autant de jalons sur la route du retour vers un point particulier du temps. S’interdire les ombres portées ; ne pas permettre que la buée d’une haleine s’étale sur le tain du miroir ; prendre seulement ce qu’il y a de plus durable, de plus essentiel en nous, dans les émotions des sens ou dans les opérations de l’esprit, comme point de contact avec ces hommes qui comme nous croquèrent des olives, burent du vin, s’engluèrent les doigts de miel, luttèrent contre le vent aigre et la pluie aveuglante et cherchèrent en été l’ombre d’un platane, et jouirent, et pensèrent, et vieillirent, et moururent.
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J’ai fait diagnostiquer plusieurs fois par des médecins les brefs passages des chroniques qui se rapportent à la maladie d’Hadrien. Pas si différents, somme toute, des descriptions cliniques de la mort de Balzac.
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Utiliser pour mieux comprendre un commencement de maladie de cœur.
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Qu’est Hécube pour lui? se demande Hamlet en présence de l’acteur ambulant qui pleure sur Hécube. Et voilà Hamlet bien obligé de reconnaître que ce comédien qui verse de vraies larmes a réussi à établir avec cette morte trois fois millénaire une communication plus profonde que lui-même avec son père enterré de la veille, mais dont il n’éprouve pas assez complètement le malheur pour être sans délai capable de le venger.
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La substance, la structure humaine ne changent guère. Rien de plus stable que la courbe d’une cheville, la place d’un tendon, ou la forme d’un orteil. Mais il y a des époques où la chaussure déforme moins. Au siècle dont je parle, nous sommes encore très près de la libre vérité du pied nu.
[Traducción de Marcelo Zapata: El tiempo no cuenta. Siempre me sorprende que mis contemporáneos, que creen haber conquistado y transformado el espacio, ignoren que la distancia de los siglos puede reducirse a nuestro antojo. * Todo se nos escapa, y todos, y hasta nosotros mismos. La vida de mi padre me es tan desconocida como la de Adriano. Mi propia existencia, si tuviera que escribirla, tendría que ser reconstruida desde fuera, penosamente, como la de otra persona; debería remitirme a ciertas cartas, a los recuerdos de otro, para fijar esas imágenes flotantes. No son más que muros en ruinas, paredes en sombra. Ingeniármelas para que las lagunas de nuestros textos, en lo que concierne a la vida de Adriano, coincidan con lo que hubieran podido ser sus propios olvidos. * Lo cual no significa, como se dice con demasiada frecuencia, que la verdad histórica sea siempre y en todo inasible. Es propio de esta verdad lo de todas las otras: el margen de error es mayor o menor. * Las reglas del juego: aprenderlo todo, leerlo todo, informarse de todo, y, simultáneamente, adaptar a nuestro fin los Ejercicios de Ignacio de Loyola o el método del asceta hindú que se esfuerza, a lo largo de años, en visualizar con un poco más de exactitud la imagen que construye en su imaginación. Rastrear a través de millares de fichas la actualidad de los hechos; tratar de reintegrar a esos rostros de piedra su movilidad, su flexibilidad viviente. Cuando dos textos, dos afirmaciones, dos ideas se oponen, esforzarse en conciliarlas más que en anular la una por medio de la otra; ver en ellas dos facetas diferentes, dos estados sucesivos del mismo hecho, una realidad convincente porque es compleja, humana porque es múltiple. Tratar de leer un texto del siglo II con los ojos, el alma y los sentimientos del siglo II; bañarlo en esa agua-madre que son los hechos contemporáneos; separar, si es posible, todas las ideas, todos los sentimientos acumulados en estratos sucesivos entre aquellas gentes y nosotros. Servirse, no obstante, pero prudentemente, a título de estudios preparatorios, de las posibilidades de acercamiento o de comprobación, de perspectivas nuevas elaboradas poco a poco por tantos siglos o acontecimientos que nos separan de ese texto, de ese suceso, de ese hombre; utilizarlos en alguna manera como hitos en la ruta de regreso hacia un momento determinado en el tiempo. Deshacerse de las sombras que se llevan con uno mismo, impedir que el vaho de un aliento empañe la superficie del espejo; atender sólo a lo más duradero, a lo más esencial que hay en nosotros, en las emociones de los sentidos o en las operaciones del espíritu, como puntos de contacto con esos hombres que, como nosotros, comieron aceitunas, bebieron vino, se embadurnaron los dedos con miel, lucharon contra el viento despiadado y la lluvia enceguecedora y buscaron en verano la sombra de un plátano y gozaron, pensaron, envejecieron y murieron. * Hice revisar por médicos varias veces los breves pasajes de las crónicas que se refieren a la enfermedad de Adriano. No muy diferentes, en general, de las descripciones clínicas de la muerte de Balzac. * Para comprender mejor utilizar un comienzo de enfermedad del corazón. * ¿Qué es Hécuba para él?, se pregunta Hamlet en presencia del actor ambulante que llora por Hécuba. Y Hamlet no tiene más remedio que reconocer que ese comediante que derrama lágrimas auténticas ha logrado establecer con esa muerte tres veces milenaria una comunicación más profunda que la de él mismo con su padre enterrado la víspera, pero cuya desdicha no siente del todo por estar dispuesto a vengarlo sin demora. * La sustancia, la estructura humana apenas cambian. Nada más estable que la curva de una clavícula, el lugar de un tendón o la forma de un dedo del pie. Pero hay épocas en las que el calzado deforma menos. En el siglo del que hablo, estamos aún muy cerca de la libre verdad del pie descalzo.]
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