Traduction de la critique de Stark (Paris: Marcel, 2018), par Nina Leger, écrite pour le site web de la librairie Escaramuza.
Disons, comme Mulder, «Je veux croire», mais croyons cette fois le discours officiel. Acceptons, contre toutes les théories de conspiration plus ou moins convaincantes, qu’il y a 50 ans et quelques jours, un groupe d’hommes a atteint la lune et que certains d’entre eux ont marché sur la surface qui a tant révélé à l’humanité, depuis ses débuts. Cette chimère de poètes qui ont rêvé la lune, qui la touchait ou la voyait à peine, la lisait ou la parcourait en films et en images, explorée et mesurée, est le point de départ que Nina Leger (Antibes, 1988) semble prendre pour écrire son dernier livre, Stark, publié l’année dernière dans la collection «Prismes», de la maison d’édition Marcel.
La collection, conçue par Elsa Viet, consiste à croiser un texte classique du domaine public avec un auteur récent, avec lequel s’établit un dialogue plus ou moins direct et, en tout cas, fructueux, étant entendu que, comme le dit Julien Gracq (cité par Viet dans son prologue), «On écrit d’abord parce que d’autres avant vous ont écrit». Suivant cette prémisse, le livre est écrit sur le côté, avec, en marge de Le Promontoire du songe de Victor Hugo. Le texte d’Hugo, signe des hauts et des bas de son siècle, date de 1863 et raconte une visite à l’Observatoire de Paris, à laquelle il fut invité par son directeur, Arago, ami du poète. Après avoir vu la lune, l’auteur écrit qu’au début il n’a rien vu d’autre qu’»un trou dans l’obscur».
Mais cette perplexité initiale laisse place à la découverte du satellite et à l’émerveillement de Hugo, qui s’étonne de le voir de si près et ne peut alors ne pas qu’évoquer la lune «métaphorique» que les poètes ont toujours chantée et la lune «algébrique» des sages, alors que, dit-il, il a devant ses yeux le «réel» : «l’impression est étrange», «L’effet est terrifiant». Parmi ces lunes, la lune de Hugo, découverte et redécouverte, disons, et, plus d’un siècle plus tard, la lune désenchantée, la lune grise montrée à la télévision, cette lune «stark«, comme le décrivait Neil Armstrong lui-même, est que Léger crée son œuvre.
Dans cet adjectif («stérile», «austère»), toute la force de cette découverte est interceptée par les souvenirs d’un autre, qui énumère vertigineusement les noms et joue avec les variantes comme si elles étaient des cailloux : ainsi, nous voyons devant nous, dans la liste d’Hugo, la lune des romances, la reine de la nuit, le pâle messager, la fille de Tea, l’œil de la nuit, celui qui gouverne le silence, comme l’appelle Horatio, ou celui qui «n’évoque au peuple que Harlequin et Pierrot». Dans cette dérive, cependant, Léger insiste avec le mot juste (comme si l’on pouvait parler en ces termes) et coupe une autre des listes du poète avec le nom recherché : «…la sœur d’Apollon ; la chaste déesse, / la lune / etc.»
Avec une écriture documentée (après tout, Leger se base sur des interviews et des articles) et fluide, entre l’histoire de l’époque de plus en plus centrée sur Armstrong et les fragments confessionnels d’Hugo, l’auteure réalise parfois un ensemble parfait de deux proses différentes mais qui arrivent à vivre en harmonie, comme, quand un fragment du Promontoire… apparaît pour commenter le divorce de l’héro lunaire vu par le narrateur. Léger écrit alors : «quand Janet avait raconté dans les journaux qu’elle ne l’aimait plus et demandait divorce, la nouvelle nous avait paru aussi obscène que si nous avions été précipités dans la chambre de nos parents pour assister à la révélation qu’en cet endroit était aussi, il était une question de sexe» et Hugo note, depuis le passé : «C’est là, dit Hésiode, ce que Jupiter a enseigné aux hommes».
Si le poète parle d’une «horreur sacrée» (il dit «Il est étrange d’entrevoir une telle chose et de n’entendre aucun bruit») et d’un «monde fantôme», Léger ajoute à l’image la lividité, le froid, la mort et le vide d’une «planète inerte» et crée ainsi par la force des mots sa propre lune, celle de Armstrong, celle du fou, du perdu du monde. Voilà donc la littérature, autre et définitive : une lente conversation, cachée ou, comme dans ce cas, exposée, dans laquelle les mots et les voix se succèdent toujours notre et, sans que cela soit contradictoire, toujours étrange.